Valoriser la création photographique et réfléchir à ses pratiques.

Rendre visible l’invisible, Raphaël Dallaporta à la Galerie Dityvon d’Angers, par Jean-Marie Baldner

Raphaël Dallaporta, lauréat du prix Niépce, expose trois ensembles à la Galerie Dityvon, en lien avec la table ronde organisée le 17 janvier par l’université d’Angers et Gens d’Images sur « La création photographique au défi du reportage » et avec le 32e Festival Premiers Plans, consacré entre autres cette année à la « Profession : reporter ».

Les trois œuvres, Esclavage domestique, Antipersonnel et 8 septembre (2019), autant par leur temporalité que par leur reproduction et leur installation formelles mettent à distance le mythe de l’événement pour mieux éprouver le leurre photographique et ses usages, elles jouent de multiples correspondances critiques, interrogeant les dimensions équivoques, politiques, sociales et économiques, de la modernité, disséquant la croyance dans le progrès. 

Antipersonnel. « Ces objets, étranges et répugnants, dégagent pourtant une certaine beauté qui dérange. »1 Plus de vingt ans après l’entrée en vigueur de la Convention d’Ottawa sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction,plus de dix ans après La Convention de Dublin sur les armes à sous-munitions, les mines antipersonnel continuent de détruire des vies. Aux images chocs des photoreportages, Raphaël Dallaporta objecte un protocole documentaire de prise de vue et d’esthétique de la monstration.

C’est de la confiance et de l’influence réciproques de l’artiste et des professionnels avec lesquels il mène ses projets en partenariat que naissent le regard sur les objets et la tension iconique. Les trente-cinq mines, choisies avec les démineurs du Centre National de Déminage Humanitaire de l’École du génie d’Angers, ont été photographiées en ektas à la chambre, frontalement, sous éclairage sur fond noir. Les tirages 24 x 30 cm, à destruction de colorants, lumineux, aux couleurs profondes, exposés en ligne dans des cadres noirs, apparaissent, selon le point de vue, comme une mise en série de vanités contemporaines, la reproduction de matériel archéologique ou d’œuvres d’art. L’objet, isolé, sans bruit, sur un fond sans contexte, concentre la lumière révélant ses volumes, à l’image des catalogues de musée, plus peut-être qu’à celle des publicités de luxe, entretenant pour le spectateur un imaginaire ambigu d’attraction et de répulsion.

Les légendes de Tom Ridgway, collées en cartel au-dessus de chacun des cadres, identifient les différentes mines, les apparentent à des objets génériques :

« BLU-3/B.
États-Unis
Poids : 785 g. Diamètre : 140 mm. Hauteur : 180 mm.
Cette sous-munition de 785 g, baptisée « ananas », possède six ailettes qui la stabilisent et ralentissent sa descente lors de sa dispersion depuis une bombe CBU-2C/A. Chaque CBU-2C/A contient 409 BLU-3/B, sur lesquelles près d’un quart n’explosent pas à l’impact.
d. 73 mm
pds. 785 g »

Mais, à lire les légendes et à observer les photographies de plus près se révèle toute l’ambivalence d’une esthétique qui n’est que fonctionnelle. Ainsi la mine antipersonnel B-40, adaptation vietnamienne artisanale de la sous-munition américaine BLU-24B, entraîne le visiteur dans l’histoire de la guerre du Vietnam, dans la compréhension des stratégies et des tactiques de libération, dans l’attention aux conditions et aux conséquences d’un déminage qui n’est pas encore achevé. Aucune des mines photographiés n’est factice. Elles proviennent toutes d’un terrain de guerre. Elles sont toutes les archives de la fragilité humaine dans les conflits, les témoins d’une histoire, dont on décèle les traces, rayures, bosses, corrosion…, et que la neutralité photographique, dans l’esthétique de sa perfection technique, semble, un premier temps,  dissimuler ; une histoire – et une philosophie -, que le visiteur curieux, interpelé dans sa vigilance critique sur l’ambigüité photographique, doit imaginer, pénétrer. L’objectivité comme moyen d’une projection subjective, regard cynique ou point de vue humaniste, le photographe, dans son éthique de l’image, laisse le visiteur libre de son éveil et de son interprétation, dans le futur du présent.

Esclavage domestique. En tirages Offset au format A3, collés au mur, se succèdent les façades d’immeuble ou de pavillon, neutres, silencieuses, prises à la chambre selon un protocole documentaire, sans artifice. Les photographies ne disent rien, sinon la recherche documentaire qui a permis de situer le lieu de la prise de vue, et les contraintes d’objectivité de celle-ci pour faire série. Et c’est bien le silence, ordinaire, qui interroge, lorsque le regard se porte sur chacun des récits d’Ondine Millot qui fait face à la photographie : « Lors de l’enquête, une voisine a reconnu qu’elle entendait régulièrement les cris de Yasmina. Elle lui a donné des vêtements « en cachette ». Ni elle, ni aucun autre voisin n’ont alerté la police ou une assistante sociale. » ; « Dans la petite rue aux façades pastels, on avait remarqué cette jeune fille « triste, blême et maigre ». Une voisine avait entendu sa « patronne » lui crier dessus, une autre l’avait vue laver le carrelage de l’entrée à onze heures du soir… »

Là où ça s’est passé, il n’y a rien à voir, il y a tout à voir et à entendre. Dans le temps de l’après, sans mettre en danger les victimes, mais en laissant les mots d’Ondine Millot et les témoignages, se frayer un chemin dans l’image, marquer la façade et sa représentation, intérieur et extérieur. Le temps de l’après, celui de la documentation où l’image devient nécessité, est un temps de respect, d’espoir de dépassement de la souffrance vers une possible réparation, aussi, dans la tension entre la neutralité photographique et la violence du texte, dans leur résonance interrogatrice, un temps où le silence de la pensée et de l’action, n’a plus de place.

Comme dans Antipersonnel, ou les autres séries et installations de Raphaël Dallaporta, Esclavage domestique est un travail documentaire, mené en immersion dans une collaboration assumée avec le Comité Contre l’Esclavage Moderne, une rencontre humaine de confiance et d’inspiration avec des militants, avec une journaliste, spécialisée dans les faits de société et la justice, dont la forme se prête autant au cube blanc de l’exposition qu’à l’affichage dans la rue, à la sensibilisation du voisinage. Pour autant, il ne s’agit pas d’une photographie engagée, corsetée dans un militantisme de dénonciation et d’accompagnement des victimes et une esthétique du non-advenu, mais d’une photographie à dimension anthropologique et ethnologique de la liberté éthique, liberté de l’artiste de questionner, de contrarier l’équilibre de pensée et d’imaginaire du spectateur, liberté de ce dernier de s’ouvrir à ses émotions, d’être curieux et vigilant, de réagir contre la dissimulation par les apparences ou le détour du regard, ici et maintenant, comme dans les temps de l’amont.

Face à face, comme pour signifier la proximité et la distance dans l’espace et le temps, deux photographies grand format et une plaque commémorative, collées sur deux panneaux blancs, en titre deux noms et une date « Raphaël Dallaporta – Tom Ridgway / 8 septembre (2019) ».  Soixante-quinze ans plus tôt, 8 septembre (1944), 11h05, après un premier essai infructueux dans la matinée et moins de cinq minutes après son lancement du bois du Beuleu (Sterpigny, Gouvy en Ardenne belge) vers la cible 0303 (Paris), le premier V2 opérationnel frappe le quartier de Charentonneau à Maisons-Alfort. En regard de la littérature sur  la conception de l’A-4 (Einsatz Aggregat-4) ou V2 (Vergeltungswaffe 2) par l’équipe de Wernher von Braun, sur la production et le montage des fusées dans l’usine Mittelwerk près de Nordhausen par des détenus du camp de Dora, sur les tests effectués par le Centre d’essai de Peenemünde et la Lehr-und Versuchsbatterie 444, et sur les destructions opérées par les V2, la littérature sur l’événement2 est relativement peu abondante et rien ne signale au passant inattentif les dégâts matériels et humains provoqués par le premier tir réussi d’une fusée spatiale dans les rues de la banlieue parisienne.

Soixante-quinze ans plus tard, donc, même jour, Raphaël Dallaporta et Tom Ridgway ont parcouru les trois cent cinquante kilomètres séparant l’aire mobile de lancement du point d’impact et implanté, là, dans la forêt, au pied d’un chêne, ici au pied d’un mur, une plaque commémorative : « […] Les six victimes lors de l’impact ont été une fille de 4 mois, un garçon de 8 ans, une femme de 24 ans, un homme de 34 ans, une femme de 48 ans et une femme de 73 ans. / Ce lancement marque le début de l’ère spatiale. »

L’apparente neutralité dans la présentation des faits et l’énumération des victimes invite le visiteur à penser en résonnances multiples la représentation de la performance de Raphaël Dallaporta et Tom Ridgway. Elle met en perspective les entremêlements de l’histoire entre progrès et barbarie, celle de la conquête spatiale, avec ses acteurs, entre autres le Sturmbannführer Wernher von Braun, exfiltré après la guerre vers les États-Unis dans le cadre de l’opération Paperclip, et responsable notamment du programme de missiles balistiques de l’armée américaine et de la conception des lanceurs Juno 1 et Saturn V, celle des responsables et exécutants de tous grades de la politique d’extermination et de la propagande nazies, entre autres l’Obergruppenführer Hans Kammler  : « Cinq minutes seulement entre le lancement et l’impact […] Tu vis sur la planète Terre / À l’ère des fusées à longue portée. / Le vaisseau spatial / – Œuvre de paix et rêve de l’humanité – / Marque le début d’un âge passionnant ! […] nous voulions juste atténuer les difficultés / avec un texte amusant et abondamment illustré ; / mais vous devez garder à l’esprit que cette légèreté dans la forme / ne vous donne pas le droit de considérer l’ensemble sur le ton de la plaisanterie ! »3

Peu à peu, sans contrainte, le visiteur se laisse entraîner dans ce jeu de correspondances qui met en perspective critique la modernité et les chimères du progrès humain. Avec le choix de la police Futura pour la réalisation de la plaque commémorative, il imagine, les croisant et les décroisant, une « grotesque » à l’ambition scientifique et moderne au service des avant-gardes, le « romain » imposé dans la propagande nazie à partir de 1941, le « flux visuel » de l’Amérique en guerre, le générique de 2001 : L’Odyssée de l’espace, la plaque commémorative installée sur le sol lunaire par la mission Apollo 11 ou…, avec nombre de publicités contemporaines, la signalétique de plusieurs musées et centres d’art parisiens.

Par l’exposition et les livres qui l’accompagnent4, Raphaël Dallaporta objecte à l’image choc, à l’image de l’événement, à l’image de compassion, qu’on oublie au rythme de sa succession, l’image leurre, celle d’une temporalité de l’après, apte à rendre visible l’invisible, le caché, l’inaccessible, l’image piège, silencieuse qui taraude l’esprit de celui qui prend le temps de s’y arrêter et d’en gratter l’esthétique. En donnant librement à interroger le doute dans l’image, il contribue à animer le débat entre la mémoire, le témoignage et l’histoire.

Jean-Marie Baldner janvier 2020

Raphaël Dallaporta (Prix Niépce 2019), commissaire Lucie Plessis, Galerie Dityvon, Bibliothèque universitaire Saint-Serge (BUA), 11 allée François Mitterrand, 49000 Angers, 17 janvier – 4 avril 2020.
Les séries sont visibles sur le site de Raphaël Dallaporta

1. Martin Parr, Introduction, in Raphaël Dallaporta (2010), Antipersonnel, Paris : Éditions Xavier Barral.

2. Voir Aubert Marcelle (1998), « Maisons-Alfort, le 8 septembre 1944, explosion du premier V2 opérationnel : début de l’ère spatiale », in Actes du colloque « Guerres et occupations dans le sud-est parisien, XVIIIe-XXe siècles », CLIO 94 n° 17, 1999,  pp. 195-213.

3. A4 Fibel, 4 août 1944, pp. 4, 5 et 165 (traduction JMB).

4. Antipersonnel (2004), Trézélan : Filigranes Éditions et Paris : Éditions Xavier Barral, 2010. Raphaël Dallaporta et Ondine Millot (2006), Esclavage domestique, Trézélan : Filigranes Éditions.