Jürgen Nefzger, Contre Nature. Maison d’Art Bernard Anthonioz, Nogent-sur-Marne
Commissaire Caroline Cournède, Fondation Nationale des Arts Graphiques et Plastiques, Exposition réalisée avec le soutien de la Galerie Françoise Paviot, Paris.
Jusqu’au 30 avril 2017
Maison d’Art Bernard Anthonioz
16 rue Charles VII
94130 Nogent-sur-Marne
Article de Jean-Marie Baldner (historien et critique)
Jürgen Nefzger a obtenu le Prix Niépce en 2008. Depuis il a réalisé de nombreuses expositions en France et à l’étranger. Contre Nature revient sur son parcours, réunissant plusieurs des séries du photographe et présente ses œuvres les plus récentes, ainsi qu’un film inédit.
L’exposition s’ouvre sur une série de 24 panoramiques 6X17, « un portrait de la vie urbaine moderne » : parcs d’attractions de Disneyland et du Futuroscope, quartiers de villes nouvelles avec immeubles et pavillons, zones commerciales, démolition et implosion de barres d’immeubles… Dans ce tour de France, en prise avec le paysage, Jürgen Nefzger observe, se place et pose le regard à distance interrogative sur l’ambivalence du territoire exposé à la prolifération constructive, sur l’équivoque de ses temporalités et de ses usages. Comme dans les séries où il utilise la chambre 20X25 ou plus récemment la chambre 4X5, la démarche est lente, en retrait de l’action immédiate ; le dispositif est choix d’une rigueur de la composition qui fait sens et évidence. Les photographies sont datées, les lieux sont identifiables, le Centre commercial Grand Sud à Montpellier, la Station de Flaine, le Développement pavillonnaire de Marne-La-Vallée, la Baie des Anges…, précisément situés, mais elles ne s’arrêtent pas à cette localisation et à la date de la prise de vue, ni à l’événement, Démolition de la Lumineuse, Bordeaux, 1997, Implosion de la barre HLM à Meaux. Le regard est urgence d’un questionnement sur l’évolution de notre environnement. Il demande au spectateur temps et attention tout en lui proposant la liberté d’un aller-retour permanent de la photographie unique à la série ; en le confrontant à un agencement l’invitant à rapprocher, à lier et délier les images pour construire des récits et des argumentaires sur des lieux complexes où plusieurs réalités coexistent, des lieux combinant des principes spatiaux en interaction proximale et en relation avec d’autres espaces distincts et distants ; en appelant un débat sur la fabrication et la consommation du paysage pour ne pas penser en rond les rapports de l’homme à son espace et à la nature.
Athènes, 2010, et ses environs. Comme lors des Jeux olympiques, six ans plus tôt, la chasse aux panneaux publicitaires illégaux est ouverte. Dans la polémique sur la dangereuse distraction routière provoquée par les panneaux géants érigés illégalement sur les façades des immeubles, aux carrefours et sur les bords des routes, la loi a imposé le silence visuel autant aux entreprises qui les construisent et les exploitent qu’aux annonceurs locataires. Version urbaine à grande échelle de la lutte contre les « spam » à laquelle seule déroge quelque société enregistrée dans un paradis fiscal. Recouverts d’affiches blanches, vierges de toute publicité et de tout slogan, photographiés dans leur environnement proche, la rive d’une route côtière, le long d’une quatre voies, devant une église, isolés ou sériés et déroulés en une longue barrière continue, les cadres vides ponctuent la surface photographique, révèlent un défaut d’image, un mutisme qui en troue la profondeur et la représentation paysagère. Angoisse de la perte et de l’absence de futur face à une contrainte extérieure aveugle et à un individualisme sauvage au déploiement tentaculaire et anarchique ? Rupture provisoire dans le contrôle consumériste de l’individu ? Fin de l’illusion d’une société d’accumulation ? Perspective d’une nouvelle économie matérielle et spirituelle ? Appel à une implication et une dénonciation citoyenne via les réseaux sociaux ? Jürgen Nefzger réinvestit les surfaces blanches, silence et pause dans l’image, en supports de projection mentale, de méditation visuelle qu’il redouble dans l’accrochage en alternant des surfaces sensibles vierges entre ses images. En donnant à voir ces tensions du local au national, à l’Europe et au mondial, le photographe, observateur engagé exhorte le visiteur à sonder l’idée de sa dépendance environnementale : « Ce sont en ce sens des images politiques, bien qu’elles ne soient pas politisées. » (Hexagone. 2. Le paysage consommé, Fûdo Éditions, 2006, p. 11)
Espagne, à la suite de l’effondrement du prêt bancaire et de l’éclatement de la bulle immobilière, les terrains viabilisés sans suite, les maisons individuelles et les appartements, terminés ou suspendus dans leur construction, invendus, inoccupés, sont abandonnés à la friche. Près de Fortuna, Región de Murcia, la photographie de l’arbre isolé du « Fortuna Hill Nature and Residential Golf Resort », avec son vestige de tuteur planté sur le sol rocailleux, incrimine le chantier évacué brutalement en arrière-plan. Un peu plus loin, un figuier de Barbarie envahit le premier plan de l’image, en masque partiellement l’arrière plan d’abandon. Une violence d’échelles croisées à la dimension européenne : la ville éprouve ses ruines, contingentes ou apprêtées ; les touristes et retraités britanniques ne verront jamais le golf par les fenêtres démembrées de leurs maisons fantômes, ne profiteront pas des Bains et des fontaines de la Higuera ou de la Cueva Negra, vantés par les agences de locations-vacances ; au milieu des gravats et des sols bouleversés, les espèces sauvages reconquièrent l’espace. Le format des photographies, prises à la chambre 20X25, le noir et blanc et le piqué de l’image égalisent les éléments du paysage, affirment la pertinence faible d’une perception duale de la réalité, d’une opposition fermée entre nature et culture. Le constat paysager, comme un palimpseste, est exposé en question, dans l’ambivalence du progrès des ruines.
Dans les guides touristiques du Pallars Jussà (province de Lérida), le Vall Fosca est vanté comme l’exemple d’une cohabitation harmonieuse entre l’homme, la faune et la flore. Raison lumineuse d’une patrimonialisation de la nature. Le promoteur n’avait pas hésité à en faire un slogan valorisant le futur acheteur. Le projet n’avait pas manqué de susciter de fortes oppositions bien au-delà même de la vallée catalane. Enfin, pour cause de faillite, l’implantation de la station de sport de montagne en est restée à la première phase de réalisation des infrastructures. Jürgen Nefzger nous en rend l’histoire et le constat par une série de photographies noir et blanc : pylônes, isolés, dépouillés de câbles ; gare de téléphérique érigée à quelques mètres au dessus du col, sans signe de sa desserte vers l’amont ou vers l’aval… De la documentation visuelle de ces vestiges de futur émerge la virtualité d’un nœud d’intrigues et de débats que le spectateur peut plier et déplier dans différents sens, à niveau spatial variable, à la mesure de sa sensibilité paysagère et de ses perceptions et actions environnementales, faisant sien ou non, le graffito photographié sur les panneaux de béton comme une porte définitivement fermée sur les vestiges de l’utopie et de la chimère ravageuses de la société de loisirs : « L’estupidesa humana no té limits ».
Les cadres accolés en ligne de tirages contact argentiques barytés, pris à la chambre 20×25, Villaflores (2014). Le nom de la série, les portraits d’espèces pionnières à la reconquête des friches immobilières, sonne comme un jeu de mots ironique. Du repeuplement végétal émergent ça et là quelques débris de chantier, la structure d’un bâtiment ou d’un bassin, un carrelage, des embouts de tuyaux sortant de terre, quelques lampadaires, tiges florales artificielles semblant exercer un commandement inanimé aux espèces individualisées par le traitement contrasté de la photographie. Par son parcours attentif et respectueux, par ses arrêts, en botaniste enquêteur, sur le port isolé d’un chardon, d’un fenouil…, de touffes et de buissons qui percent le façonnage des sols, par la variation d’échelle du gros plan sur l’espèce conquérante au plan d’ensemble de la maison témoin avec publicité, toujours avec la même profondeur de champ, Jürgen Nefzger étonne le visiteur dans le banal, l’ordinaire et l’insignifiant, le projette dans le présent et le devenir d’une archéologie de la financiarisation et de la spéculation paysagères.
Valdeluz, la cité de la commune de Yebes en Castille a été l’objet de nombreux reportages dans la presse européenne. Des 35000 habitants prévus par les promoteurs, il n’en subsiste que quelques milliers. À vingt minutes de Madrid, la gare désertée ne reçoit plus que de rares trains journaliers, le parking et les rues sont vides. Non sans humour, en clin d’œil aux affinités du photographe, les quatre-vingts diapositives de Street photography témoignent, sous la lumière dure du plein été, des clôtures grillagées fractionnant l’espace urbain, des rues barrées de blocs de béton, privées de circulation, des pistes cyclables qui ne mènent nulle part, des carrefours et des ronds-points sans accès ni dégagement. Un univers clos où l’œil bute sans cesse sur des cheminements vains ou impraticables, s’égare dans l’absence de repères vivants.
The Eye of the Bull (film HD), le documentaire est tourné à la caméra professionnelle de reportage, et monté sur le son rock de la guitare de Manuel Acqualeni. New York, sous l’œil du Charging Bull, la statue d’Arturo Di Modica, installée illégalement par l’artiste à Wall Street après le krach boursier de 1987 est devenue symbole du dynamisme économique, mais l’être humain s’est éclipsé. Les rues au petit matin sont vides de leurs habitants. Les parois vitrées des immeubles réverbèrent un soleil pâle. Dans la ville rendue à une minéralité sans vie, seuls quelques indices accompagnent le déplacement et l’arrêt sur image de la caméra, le mouvement un nuage, le vol d’un pigeon, une fumée s’échappant d’une bouche au niveau du sol et la voix d’un vendeur de journaux. Les feux de signalisation continuent de régler une circulation invisible. Le regard s’immobilise sur quelques buildings symboles du pouvoir économique et financier.
Espagne, le taureau Osborne de Manolo Prieto, le symbole du brandy privé de sa marque suite à la loi de 1988 interdisant la publicité au bord des routes, un temps menacé de retrait et défendu comme emblème, est aujourd’hui contesté et réinvesti en support de protestation par les artistes et les autonomistes. Sous l’œil du taureau, les villes sont désertées ; les constructions inachevées ; les rues et les places gagnées par l’herbe sauvage. Comme un métronome, le claquement régulier des pales des éoliennes dit le temps mort.
D’un symbole taurin à l’autre, la projection dit la disparition. Une attention trop rapide pourrait laisser croire à une causalité simple et évidente liant les deux rives de l’Atlantique, mais l’image, en plans lents, et le son soutenu de la guitare installent la complexité par le doute. En rappelant à la fin du film l’anecdote du Lazarillo de Tormes au service d’un aveugle, bousculé violemment contre un taureau de pierre, Jürgen Nefzger invite alors le spectateur à exercer sa lucidité dans la tension entretenue entre l’engagement et la distanciation : « […] aprende, que el mozo del ciego un punto ha de saber más que el diablo » (apprends que le garçon de l’aveugle doit savoir un peu plus que le diable »). Un écho au graffito photographié dans le Vall Fosca.
Avec la série Panta Rhei, Jürgen Nefzger pousse plus avant son investigation et sa critique des distances pertinentes de la modernité en confrontant la fugacité des actions humaines et la vulnérabilité du milieu qu’elles génèrent dans le temps long. Les transats vides de la Terrasse panoramique devant le glacier de Sulden, réduits à leur structure métallique, posent la question de la réversibilité. La précarité de l’existence humaine doit-elle inévitablement entraîner celle du milieu dans lequel il vit et qu’il exploite ?
À l’étage, l’esthétique du triptyque Urpar, au rendu lumineux d’une émulsion froide, ouvre un ensemble de correspondances à charge, interpénètre l’expérience sensorielle, confortée par le grand format, et la problématique économico-politique. À peine le canal qui traverse les réserves naturelles s’impose-t-il comme une coupure dans l’envol libre des déchets plastiques qui maculent de couleurs indélébiles les arbres de la Crau humide. Doute fugace, sa limpidité apparente cache à l’évidence un fond tapissé de la même corruption qu’il répand à proximité et dans d’autres horizons plus ou moins lointains, invincible à la dégradation et à la pourriture.
Du parcours européen de la série Fluffy Clouds, réalisée à partir de 2003, Jürgen Nefzger a retenu dans l’exposition les paysages des centrales de Leibstadt en Suisse et d’Isar en Allemagne, 2004. Le paysage, sous les ciels aux nuages à peine moutonnant de l’automne ou de l’hiver est pittoresque, indéniablement beau, quelles que soient les sensibilités évoquées ou les sens donnés au mot. Au premier plan et en profondeur, des signes de présence et d’activités humaines, un village, un jardin, une scène qui entraine l’imaginaire vers diverses traditions picturales ; en arrière-plan, décelable par la colonne de vapeur duveteuse qui s’élève de la tour de refroidissement et se fond plus ou moins avec les nuages, la centrale, nichée comme un élément patent du paysage. Malgré ce que pourrait suggérer la localisation précise de chaque photographie, il ne s’agit pas d’un inventaire, le quotidien, le cycle des saisons, les activités marquées d’une certaine insouciance comptent plus que la centrale singulière, dont la représentation architectonique est maintenue à distance. À proximité de la centrale de Leibstadt, le « jardin » est un commerce, les dernières fleurs de l’année sont proposées à la cueillette en self service avec paiement dans une tirelire. L’observation joue dans les deux sens, puisque le photographe posant sa chambre sur pied est filmé par les caméras de surveillance. Se complexifie alors la question de la distance ou plutôt la capacité de l’image à combiner diverses distances pour faire sens, celles du photographe et de son appareil, du spectateur, celle des acteurs proches, les habitants, et éloignés, l’État, les compagnies et les holdings de production énergétique. Par sa démarche esthétique, le rendu de la quiétude du paysage, le photographe problématise la réalité d’un risque, là et ailleurs, invisible ou presque, et la normalité d’une acceptation, centrée sur le moment présent, où la déresponsabilisation sert majoritairement d’argument. Il témoigne, par sa démarche esthétique, que la responsabilité est toujours collective et individuelle.
À Creil, à quelques dizaines de kilomètres de Paris, des habitats précaires, élevés avec les déchets urbains collectés dans leur marche par leurs habitants aussi présents qu’invisibles dans leur exclusion. Là, à la périphérie de la cité, aux marges d’une frontière imperceptible, leur cheminement s’est arrêté. En perte des rapports, leurs itinéraires sont sans issue. Holzwege, chemins forestiers, chemins qui ne mènent nulle part ou fausses routes, le titre de la série, inspiré du recueil de textes de Martin Heidegger, pose la question de ces chemins « non frayés », l’énigme du destin de l’homme moderne, de la perte de son être.
L’exposition se clôt, dans le couloir, sur une photographie du Spreepark à Berlin. Sur fond de grande roue immobile, le T-Rex git au sol, le ventre en l’air, abandonné au milieu de ses congénères renversés du Dinoland et sous l’œil goguenard des cygnes de proue. Faillites et abandons répétés, la photographie dévoile tout son humour dans l’écho des qualificatifs, dinosaure, mammouth…, de temps disparus en politique : « retour aux temps archaïques […] les faits curieux et dignes d’intérêt sur la jeunesse de la terre et ses créatures », comme le disait la publicité… L’écho est aussi autre et rejoint dans les salles d’exposition, les photographies de la série Parcs d’attraction abandonnés, aujourd’hui détruits. La société du divertissement produit ses propres ruines, rejouant à son échelle dérisoire les ruines antiques gagnées et ensevelies par la végétation.
Contre Nature. Le titre de l’exposition, écrit avec une majuscule, entraîne vers la pluralité des sens, sens de chacun des mots et sens de l’expression, dans un jeu de correspondances et de références, visuelles, philosophiques, politiques, entre constat sévère, humour et ironie. Au sein des séries, traitées dans un style documentaire, comme entre les séries, l’accrochage fait se répondre territoires, espaces, lieux et non-lieux dont l’échelle s’émancipe bien au-delà du cadre de la photographie pour dresser le portrait d’une modernité aussi peu consciente de la valeur du paysage et des cicatrices que ses actions génèrent que sujette au doute.
Jean-Marie Baldner